Siné, dessinateur essentiel à la contestation, au jazz et aux chats nous a quitté..
Siné, dessinateur essentiel à la contestation, au jazz et aux chats nous a quitté le jour de l'Ascension 2016. 10 ans plus tôt, en octobre 2006, les Allumés du Jazz lui consacraient un Cours du Temps.
À 78 ans, Siné a cru en tout sauf en Dieu, tout ce qui nous a fait avancer ; tout ce qui nous a déçu aussi parfois. Et comme il a cru en tout, il a aussi défendu le jazz qu'il a aimé passionément (et aime encore), qu'il a croqué, critiqué et associé à ses luttes nombreuses. Siné est de ceux qui ont fait avancer le monde, ceux qui ne l'ont pas trahi.
Enquête de Valérie Crinière, Laure Nbataï,
Raymond Vurluz, Étienne Mineur.
Comment êtes-vous devenu dessinateur ?
J’ai toujours aimé dessiner. Étant môme, je recopiais servilement Mickey, Donad, Pluto, Guy L’Éclair, Mandrake, Pim Pam et Poum... Tout ce qui me tombait sous les yeux. Mes parents m’ont trouvé une école de dessin : Estienne. J’y suis resté de 14 à 18 ans (1942-1945). Je n’ai découvert le livre de Saul Steinberg que bien longtemps après, vers1950. Entretemps, j’avais bossé dans des agences de pub, imprimeries, revues... J’avais même remplacé un moment un chanteur du groupe Les Garçons de la Rue. Dès que j’ai vu les dessins de Steinberg, j’ai eu le coup de foudre et j’ai décidé d’essayer ce métier. J’ai mis deux ou trois ans avant de commencer à gagner un peu d’argent avec mes dessins et pouvoir abandonner les autres jobs.
D'où vous est venu votre activisme politique ? Vous avez défendu le FLN, ce qui vous a occasionné un procès.
Mon père était anar et m’a refilé le virus. Un an de régiment (1950-1951), dont huit mois de taule, ont parachevé ma haine de l’armée et de la discipline. C’est tout naturellement que je suis devenu anti-tout et j’ai été de suite révolté par les guerres coloniales que la France menait d’abord en Indochine, ensuite en Algérie. Je suis entré à L’Express le 13 mai 1958, le jour où De Gaulle a pris le pouvoir avec les paras. Je craignais le pire et proposais un peu plus tard aux avocats (Vergès) du FLN de leur filer un coup de main dans la mesure du possible. J’estimais que mes dessins ne suffisaient pas à exprimer ma rage et à assouvir ma colère.
En 1962, après que vous avez travaillé pour L’Express, vous créez Siné Massacre. Philippe Koechlin fait appel à vous comme chroniqueur de Jazz Hot pour la revue de presse succédant ainsi à Boris Vian ?
Je me suis bien amusé à faire Siné Massacre car j’étais, pour la première fois, complètement libre et je pouvais publier des dessins de copains qui ne l’auraient jamais été. Koechlin connaissait et avait su que j’avais fait un voyage aux USA en 61. Après cela, il m’a demandé une interview pour Jazz Hot sur un séjour jazzistique à New York et la Nouvelle-Orléans, puis ensuite une collaboration régulière en échange de disques. J’avais écouté beaucoup Mingus à New York, Coltrane et Ornette Coleman qui m’amusait, lui, plus qu’il ne me plaisait.
Cette revue de presse est très politique, vous y exprimez des positions très anti-impérialistes, anti-américaines, anti-gaullistes, anti-catholiques, anti-flics. Comment cela se passait avec la rédaction de Jazz Hot ?
Comme je ne suis pas un critique de jazz et seulement un amateur, je ne voulais pas me frotter aux spécialistes et choisis de rester dans la provoc et de ridiculiser certains conservatismes bien connus dans cette musique.
J’avais beaucoup aimé Amstrong, Jimmie Noone, King Oliver, Jelly Roll Morton, Ladnier-Mezzrow, Bix Beiderbecke, Trumbauer et tous les Chicagoans, ensuite Bessie, Fats, Lester Young, Billie, Duke. J’ai suivi le tracé classique depuis le début. J’aimais bien aussi le soul, le funk, Ray Charles, James Brown, Aretha, etc. Et puis je suis arrivé tout naturellement à Mingus, Rollins, Howard Mc Ghee, Lee Morgan, Bud Powell... J’avais tous les vinyles Blue Note. Joe Tenderson, Horace Silver, James Moody, Kenny Burrell, Jimmy Smith, Kenny Dorham, Miles Davis, Jackie McLean, les Jazz Messengers, Herbie Hancock, Wayne Shorter, Joe Henderson, Eric Dolphy, Stanley Turrentine, etc.
Je m’entendais parfaitement avec Koechlin malgré les lecteurs qui lui demandaient de me virer. La rupture eut lieu à cause d’un curé bassiste, de Fatto, qui avait fait une messe en jazz à Antibes, avant le festival je crois. Je l’avais insulté, lui et sa religion de merde. Avec Lucien Malson, c’était très cordial. Je tentais de lui expliquer que Malcolm X, que j’avais rencontré, n’était pas l’affreux musulman qu’il croyait.
Dans cette revue de presse, vous prenez largement fait et cause pour les musiciens noirs (ceux issus du bop au premier chef) dont vous soulignez souvent la supériorité, à quelques exceptions près, sur les musiciens blancs. S’agissait-il d’une position de principe ?
C’est vrai que j’ai toujours pensé que le jazz est une musique noire jouée par des noirs pour des noirs, mais j’ai un peu changé depuis ces temps héroïques. Je pensais qu’à part moi et d’autres “allumés”, les blancs, surtout amerloques, préféraient Dave Brubeck, Woody Herman, Glenn Miller, Jimmy Dorsey sur lequel je chiais. Les Chicogoans en revanche me plaisaient et j’aimais leur côté joyeux. J’attribuais ça au fait qu’il s’agissait de Juifs. Il est vrai que beaucoup d’entre eux l’étaient ; en dessin, mon maître aussi était juif : Steinberg.J’ai toujours estimé que les Juifs, en général, étaient plus perméables que les goys.
Les musiciens français trouvent alors rarement grâce à vos yeux. Néanmoins vous dessinerez la pochette du disque de Barney Wilen, Zodiac (avec Thollot, JF et Karl Berger) ? Pouvez-vous nous parler de vos rapports avec les musiciens français de l'époque, lesquels soutiennent souvent comme vous les créateurs de la New Thing...
Je trouvais que les musiciens blancs n’arrivaient pas à la cheville des grands. Je continue d’ailleurs à le croire à part quelques rares exceptions : Stan Getz, Barney Wilen, ou mon copain Eddy Louiss. J’ai fréquenté pas mal Barney, Thollot et Jean-François Jenny Clark : ils passaient dans un bistrot-restau dont je connais bien la patronne, ex-femme de l’avocat Vergès, Karyn. C’est pourquoi je leur ai fait la pochette.
Les autres, je les connais au hasard des boîtes : Petrucciani, Chautemps, Daniel Huck, Daniel Humair, Aldo Romano, Pifarely, Portal... En fait, c’est vache, mais je préfère acheter un bon CD que les écouter !
Vous défendez souvent, contre les conservateurs très actifs et virulents, des musiciens comme Albert Ayler, Archie Shepp, John Coltrane, Ornette Coleman, Don Cherry, Cecil Taylor. Pourtant le cas échéant, vous reconnaissez que l’absence de rythme peut vous rendre sceptique. La défense du free jazz était-elle un acte politique incontournable ou l’expression d’un plaisir réel ?
J’adore Archie Shepp qui est un classique à mes oreilles, un peu comme Albert Ayler. J’aime beaucoup Don Cherry et Gato Barbieri, mais Cecil Taylor me les brise ainsi que souvent Ornette Coleman. En fait, j’aime bien leur conception, mais pas leur réalisation !
Je vous accorde que j’ai défendu passionnément le free-jazz pour des raisons politiques... Mais je trouve que cette musique, Mingus, Max Roach par exemple est souvent politique. Toutes les pochettes de ESP étaient imprimées en espéranto, c’est un signe !
Vous faites aussi des affiches comme pour le Paris Jazz Festival où vous exprimez de grandes qualités de typographe et de graphiste, assez rares chez les dessinateurs de presse ?
C’est grâce à mon apprentissage à l’École Estienne où l’on apprend la mise en page et la typo.
En plus de vos qualités de typographe et de graphiste, on sent chez vous une très grande sensibilité dans le dessin, par exemple dans Complaintes sans paroles. À part Saul Steinberg quelles étaient vos influences ?
J’aime beaucoup les pochettes de David Stone Martin, de Benshan, de Paul Davis.
Vous épinglez Duke Ellington à cause de son interview dans Lui. Vous reconnaissez aimer les Beatles. Vous fustigez le syndicat des musiciens français. Toutes ces positions vont alors à l’encontre de beaucoup de lecteurs et de chroniqueurs du monde du jazz...
J’aime aussi Paul Anka, King Cole español, Frank Sinatra, Dean Martin, Patti Smith, Tom Waits... Mes positions vont à l’encontre des gens bornés, c’est tout (ils sont souvent de droite !).
En février 1966, vous êtes censuré par Jazz Hot et vous quittez la revue pour rejoindre Jazz Magazine six mois plus tard. Pouvez-vous expliciter ce choix ?
J’ai rejoint Jazz Mag pour continuer à toucher ma ration de disques mensuelle !
Vous agaciez alors souvent les lecteurs (comme notre ami Jean-Louis Wiart qui vous écrit en février 1967). Ce type de débat avec les lecteurs est complètement absent de la presse aujourd’hui. Comment décririez- vous l’intérêt de ce genre de tribune ?
J’ai oublié le débat dont vous parlez, mais je suis pour le dialogue quel qu’il soit, même un peu violent, pourquoi pas ? Ça rend le jazz et le canard vivant !
Lors des événements de mai 1968, vous créez L'Enragé délaissant jusqu’en octobre Jazz Magazine...
Fin mai 68, j’ai vraiment cru qu’on tenait le bon bout, malheureusement ce n’était pas le cas et je suis parti rejoindre ma future femme au Brésil.
En 1968, qu’est-ce qui vous paraît encore d’actualité dans le jazz, qu’est-ce qui vous semble encore révolutionnaire ?
Révolution est un mot important et je ne crois pas, hélas, l’avoir jamais rencontrée. On l’a effleurée en 68, depuis on n’y pense même plus (à part quelques allumés !).
À mon avis , le jazz est mort... Ou presque. Quelques soubresauts par-ci par-là. Olivier Temine par exemple, mais ça ne suffit pas. Les Marsaliset autres n’inventent plus rien.
Vous avez bien connu Malcolm X...
Ils ont assassiné Malcom au moment où il allait avouer ne pas être musulman mais “socialist” (selon l’acception américaine bien plus dure que la nôtre). Les Blacks Panthers ont repris le flambeau dans une voie qu’il avait prise lui aussi. Il m’avait expliqué que pour lutter contre une religion, le christianisme, aussi profondément ancrée chez beaucoup de Noirs, seule une autre (l’Islam) était assez puissante pour éliminer la première. Tout autre mot : “socialist”, “communist”, “anarchist” avaient été incompris par ces mecs imbibés du Christ. Il savait qu’il perdrait quelques ouailles au passage, mais c’était sa stratégie (on en a beaucoup parlé car je n’étais pas persuadé de la justesse de cette dernière !).
Les disques semblent vous plaire beaucoup plus que les concerts ?
C’est vrai ! Quoique j’aime bien l’ambiance des concerts ou des festivals... Mais je trouve, en général la qualité moins régulière. Je crois cependant n’en avoir raté presque aucun à la bonne époque et celui de Dizzy à Pleyel en 48 restera à tout jamais gravé dans ma mémoire.
Je suis allé cinq ou six fois avec les copains de Soul Bop qui organisaient le voyage au New Orleans Jazz & Heritage Festival. J’y ai découvert le gospel que je connaissais à peine à l’époque et je suis tombé raide fana. Je n’allais plus dans les autres lieux (il y avait onze scènes sur un champ de courses) et passais mon temps à hurler “Hallelujah” et “Jésus”.
J’ai plein de CD et continue à me régaler : Dottie People, The Swan Silverstones, Aretha Franklin aussi (écoutez Amazing Grace !). Je n’aime pas trop le blues - le blues authentique, campagnard, accompagne en général le jazz manouche. En revanche, j’adore le flamenco, le vrai, le pur, le cante rondo.
J’ai eu une grande période salsa à mon retour de Cuba en 61. J’avais adoré la musique sur l’île, je me suis mis à acheter tout ce que je trouvais et j’ai fait un peu une infidélité au jazz pendant des années. Je trouvais la salsa plus dansante, plus joyeuse, même si elle est moins savante. Je me suis éclaté avec Ray Barretto (qui m’a emmerdé ensuite en déviant vers le jazz), Willie Colón, Rubén Blades, Celia Cruz, Hector La Voe, Melcochita, Tito Puente...
Je suis revenu au jazz presque exclusivement maintenant, mais j’écoute toujours, de temps en temps un bon chabada... J’ai découvert aussi Nusrat Fateh Ali Khan et prends mon pied avec cette musique soufi.
Et voilà ! Je n’ai jamais écouté de “classique” (j’ai essayé mais toujours sans succès - ça me les brise !).
Lors d’une émission Droit de Réponse de Michel Polac dont vous étiez l'un des collaborateurs de 1981 à 1987 avec quelques autres de Charlie Hebdo (Cabu, Wolinski), vous engueulez en direct des élèves d’un lycée. Cela fera couler beaucoup d’encre allant même jusqu’à vous faire traiter de "vieux con". Comment voyez-vous la transmission auprès des jeunes générations ?
On avait engueulé les “jeunes” parce qu’ils n’achetaient pas Charlie et qu’on les trouvait réacs et bourgeois. Oui, je m’étais cogné avec le patron de Minute et l’écrivain ADG, membre du FN. Question jazz, je crois que les jeunes qui entrent dans le free sans même connaître Béchet, Amstrong, Fats Waller, etc., sont infirmes comme si on côtoyait Picasso et les peintres contemporains sans connaître Rembrandt, Jérôme Bosch, Brueghel.
Durant ces dernières années, avez-vous croisé dans les jeunes générations des dessinateurs de talent ayant une conscience politique équivalente à la vôtre ?
Oui heureusement ! Dans Charlie : Charb, Luz, Riss, Faujour qui bosse à Rouge ou des fois à l’Huma en désespoir de cause. Ils sont supers et on s’entend carrément bien. Mais je crois être le plus anar d’entre eux !
Aimez-vous toujours le jazz ?
J’adore toujours autant, mais je me considère comme un peu conservateur ! Je n’écoute plus que ma collection qui contient très peu de jeunes, à part quelques-uns qui m’envoient leurs disques : Sylvain Kassap.... Mais je n’en achète pas... Trop intello pour moi. Keith Jarrett me les casse. Pour moi, Galliano ce n’est pas du jazz. Je suis assez puriste et le mélange des genres m’horripile : exemple Ray Barretto qui était un excellent salsero s’est mis au Latin-jazz et a perdu, à mon goût, tout son charme.
Et les chats ?
Entre écouter un bon disque et le ronron d’un chaton dans les bras, j’hésite ! Heureusement, on peut faire les deux !
Ce serait sympa de nous livrer la liste de 10 bouquins que vous recommanderiez (tous genres et tous publics confondus)…
Compliqué ! Comme je suis à l’hosto, je vais essayer de faire fonctionner ma mémoire défaillante !
Les 10 livres recommandés par Siné
Paroles de Jacques Prévert
Exercices de style de Raymond Queneau
Mort à crédit de Céline
Traité d’athéologie de Michel Onfray
Le Voleur de Georges Darien
Les Nègres de Jean Genet
Dialogue entre un prêtre et un moribond du Marquis de Sade
Mémoires d’un gros dégueulasse de Charles Bukowski
Le petit bleu de la côte ouest de J.P. Manchette
Dictionnaire de la subversion carabinée, textes explosifs recueillis par Noël Godin (l’entartreur)
Des références discographiques ?
Mission impossible ! En revanche je vous livre la liste des disques que j’ai apportés avec moi à l’hosto.
Les 10 disques du moment
In Memory of Archie Shepp & Chet Baker (L&R)
Swing Low Archie Shepp & Horace Parlan (Elephant)
Little Johnny Johnny Coles (Blue Note)
Neighbourhoods Olu Dara (Atlantic)
Electric Bath Don Ellis (Sony)
The Alchemy of... Scott La Faro (Atlantic)
Joyous Encounter Joe Lavano (Blue Note)
Swiss Suite Olivier Nelson (BMG Int’l)
Live in Japan Art Pepper (Storyville)
Vienna Nights (coffret) Joe Zawinul (BHM)
Bibliographie succincte
Complainte sans paroles - Jean-Jacques Pauvert 1955
Pompe à chats - à compte d’auteur 1956
Portée de chats - Jean-Jacques Pauvert 1957
Dessins de L’Express (2 tomes) - Jean-Jacques Pauvert 1961-1963
Haut le cœur ! - Jean-Jacques Pauvert 1965
Je ne pense qu’à chat ! - Livre de Poche 1968
Siné Massacre - Livre de Poche 1973
La chienlit c’est moi ! - Balland 1978
Siné dans Charlie Hebdo - Le Cherche-Midi 1982
Siné dans Hara-Kiri Hebdo - Le Cherche-Midi 1984
Siné sème sa zone - Le Cherche-Midi 1995
Sinéclopédie du jazz (commentaires d’André Clergeat) - J Losfeld 1996
Vive le Jazz ! (2 CD illustrés par Siné) - Frémeaux et associés 1997
Ma vie, mon œuvre, mon cul (tomes 1 à 7) - Charlie Hebdo 1999-2002
Aux Allumés du Jazz :
Left for dead - Tony Hymas, Barney Bush - nato /Hope Street HS 10057