GHEDALIA TAZARTÈS, L’OPÉRA SOLITAIRE

Publié le 2021-02-11
Temps de lecture : 5 min.
Les Allumés du Jazz
GHEDALIA TAZARTÈS, L’OPÉRA SOLITAIRE
Les Allumés du Jazz

Guédalia Tazartès vient de nous quitter à 73 ans. La nouvelle est brutale. Nous reproduisons ici l’entretien réalisé avec lui dans la rubrique « Penser la musique aujourd’hui » du journal Les Allumés du Jazz (n°20, 4ème trimestre 2007) alors que venait de paraître son album Jeanne chez Vand’œuvre.

 En 1979, la nouvelle et très prometteuse maison de disques Cobalt souhaitait afficher d’emblée sa largesse d’esprit. Elle créa la surprise avec la publication de Diasporas de Guédalia Tazartès. Tailleur de musique vivant des images et des sens, amateur de poésie et de collages, des errances aussi. Ghédalia Tazartès est un nomade collecteur des traditions qu’il invente ou cristallise par les matières et les mots. Avec naturel, le théâtre et le cinéma font volontiers appel à lui, comme récemment Bertrand Sinapi mettant en scène le roman longtemps interdit de Nicolas Genka, Jeanne la Pudeur, objet d’un récent phonogramme.  

Est-ce que l'art, comme le dit Verlaine, c'est d'être absolument soi-même ?
Je crois que je vais faire une réponse de Normand. D’un côté bien sûr et de l’autre non plus ? « Qui est-on ? » me semble une question préalable. Tous les êtres humains sont des paradoxes. Ils sont bons et mauvais. L’expression artistique est profondément humaine. J’ai beaucoup d’admiration pour les animaux, pour leur conscience sans inquiétude d’au-delà, mais il leur manque quelque chose : l’art sans doute. Et pourtant, ils sont incontestablement eux-mêmes. Est-ce qu’un chant d’oiseau est de l’art ?  Je ne le crois pas. Le fait d’enregistrer la musique et la bricoler est quelque chose d’important qui fait que je peux répondre à cette question avec prétention, sans douter que je suis un artiste : « Oh oui, bien sûr, si vous venez m’interviewer, c’est que je suis un artiste ! » (rires). C’est un rôle social. Je peux dire que je suis un artiste car je viens de vous donner un disque. À douze ans je chantais dans le bois de Vincennes, mon ethnie, ma grand-mère ou mon désespoir de gosse, mais il n’en reste rien et pourtant j’étais moi-même. J’étais peut-être totalement un artiste car je n’enregistrais rien. J’ai entendu parler des plus grands musiciens du monde, paraît-il, au Maroc ou en Inde, retirés dans la montagne, qui chantent pour les oiseaux ou pour Dieu. C’est ce que j’essaie de faire, plus pour Dieu que pour les oiseaux, ma montagne étant une chambre close. La solitude est précieuse. Mais pour qu’on parle d’art, l’artefact, la production sont nécessaires. Est-ce que l’art c’est forcément un objet ? Je crois que oui. Le très grand musicien que l’on ne peut pas entendre, peut-être, mais je suis sceptique. Quand j’étais gamin, j’avais un copain qui essayait de me faire croire qu’il était un grand musicien. J’insistais pour entendre ce qu’il faisait et un jour il m’a passé une cassette des Rolling Stones en essayant de me faire croire que c’était lui.  

Nicolas Genka, lui, écrit : « L'artiste qui ignore qu'il est un bouc émissaire... Celui-là n'est pas un artiste ». Qu’est-il important de saisir ou de défaire ?
Saisir ce qui a été fait. Saisir un peu ce qui a été fait par Jean-Sébastien Bach, par Richard Wagner, par John Cage, par Jimi Hendrix. Quatre personnes sans lesquelles je ne saurais pas dire que je suis musicien ici et maintenant. Bouc émissaire sonne comme victime. Il est important de saisir une mémoire historique, ce qui a pu nous arriver à nous les  hommes en général, à nous les Juifs en particulier. Mais je ne fais pas de lien, car je crois qu’il peut y avoir un art dans la félicité. J’ai de la chance, j’ai des disques publiés, je travaille pour le théâtre, je vis avec la musique. Michel Sardou est plus riche et célèbre que moi, même si je chante mieux (rires), peut-être en ce sens-là suis-je un bouc émissaire, mais je n’ai rien fait comme lui. Est-ce que le jazz défait quelque chose en syncopant ? Oui, mais pour refaire immédiatement quelque chose comme un pull-over détricoté pour en retricoter un autre plus à la taille.  

Faut-il être absolument moderne comme le demandait Rimbaud ?
Alors là oui ! Avant 68, dans ma jeunesse, on se prétendait résolument moderne. Je crois qu’on ne peut pas faire autrement comme de réaliser qu’être soi-même c’est d’être à la fois bon et mauvais. Ne pas être moderne, c’est se tromper d’époque. Il faut être conscient de son époque, savoir quelle heure il est. Van Vogt, l’auteur de science-fiction, commençait ses livres par « l’intérêt de la raison datée ». Si l’on est en 1968 à Paris et que je tiens un discours maoïste, j’ai des excuses ; si je le fais aujourd’hui, je suis un pauvre con. C’est essentiel de dater. On ne peut faire qu’avec ce qu’il y a eu avant, impossible de faire quelque chose qui vienne de nulle part. Ni les Sex Pistols que j’aime beaucoup, ni John Cage n’y sont parvenus. Ils sont en un temps précis des conclusions de choses leur préexistant.  

Peut-on représenter le monde avec la musique ?
Malraux disait que la musique est le seul art qui peut nous parler de la mort. Je ne crois pas à la mort. Seulement à la vie, qui commence qui s’arrête, mais la mort c’est une abstraction. La musique aussi. Elle n’a pas de matérialité. C’est en contradiction avec ce que j’ai dit avant sur l’artefact. Même Le jardin des délices de Jérôme Bosch ne représente pas le monde, il en parle. C’est une vision. Avec la musique, on peut avoir des visions.  

Qu’est-ce qui justifie la musique de théâtre ?
Exprimer ce qui n’est pas dit, faciliter le jeu de l’acteur en permettant au spectateur d’écouter ce qu’il dit et d’entendre ce qu’il pense. Certains gens de théâtre estiment la musique fondamentale, d’autres ne la supportent pas sous le texte ou ne l’acceptent que pour boucher les trous en cas de noir par exemple. C’est un outil qui peut avoir des sens multiples.  

Mais ça reste tout de même un langage qui s’invite dans un autre langage...
Roméo romançant Juliette n’a pas besoin d’une musique romantique, mais il y a tout de même quelque chose à faire. La musique peut camper un décor. J’avais le problème de me faire entendre, qu’on entende le texte sans être sur la même fréquence, alors j’ai trouvé une combine en utilisant beaucoup d’infrabasses, de basses profondes pour être dans un registre où la voix n’est pas atteinte, où cette espèce de basse créé quelque chose de plus grand que le silence.

Quelle est la part de répétition nécessaire à la musique ?
C’est difficile ...

... la répétition comme opposition à la mémoire...
Ou comme une mémoire arrêtée. Il faudrait relire tout ce qu’a dit Wagner sur le leitmotiv. Chaque fois qu’un personnage apparaît, il a son air qui le place dans le plan. J’ai beaucoup aimé les musiciens répétitifs. Dans la musique africaine, il y a aussi beaucoup de répétition. La répétition est peut-être nécessaire à la transe, et la transe nécessaire à l’écoute de la musique. Dans Hystery of Music, mon morceau préféré s’appelle Jazz. Je ne sais pas comment je l’ai fait et je suis bien incapable de répondre aux questions : « Avec quelles machines, avec quels samples, avec quelles voix ? ». Je ne pourrais le reproduire et c’est important pour atteindre autre chose ensuite. Un peintre s’approche pour peindre et se recule pour voir. Ce mouvement de va-et-vient fait l’enfant.  

La musique doit-elle aller davantage vers le langage ou s’en éloigner ?
Les slameurs font de la musique avec les mots, Coltrane parle avec un saxophone. Il faut rester naïf. Julio Iglesias aime vraiment ce qu’il fait et du coup il n’est pas le seul à l’aimer. J’allais dire : on ne peut pas échapper à la sincérité... Mais je pense à Gesualdo, il paraît que c’était une ordure absolue, il a pourtant fait d’assez belles musiques. Quand était-il sincère ?  

Propos recueillis par Jean Rochard 

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