Denis BADAULT nous a quittés le 24/07/2023
Adieu, cher Denis !
Dans le monde du jazz et dans le cercle des pianistes et des chefs d’orchestre, il en est des tourmentés et des compassés, des fantaisistes et des pessimistes, des aigris et des introvertis, des roublards et des rigolards, des rêveurs et des agitateurs… Denis Badault, lui, a choisi de rayonner tout simplement de bonheur. Un bonheur naturel, teinté d’ironie tendre, de lucidité amusée et de naïveté feinte. Faire ce que l’on veut et vouloir ce que l’on fait, en toute légèreté, en toute convivialité, telle est sa philosophie du bonheur. « Chez Badault, écrivait Xavier Prévost en 1983 avec perspicacité dans Jazz Magazine, ce sont l’exubérance et l’hédonisme qui prévalent, dans une musique très directe qui ne sacrifie nullement la précision ni l’invention. » On ne saurait mieux dire.
L’esprit de sérieux n’a jamais été son fort. « Je fais les choses très sérieusement, précise-t-il, mais sans me prendre au sérieux. » Avec une fraicheur désinvolte (...)
(...) Avec une fraîcheur toute désinvolte, Denis Badault l'a prouvé dès ses débuts en s'inscrivant en 1979 au concours national de jazz de la Défense en ne connaissant que…trois thèmes. A sa grande surprise, il gagne le troisième prix de soliste. Membre du jury, le regretté Alain Guerrini le repère et lui propose d'être pianiste dans le big band du Cim que dirigeait alors Claude Cagnasso. « C'est là que j'ai commencé à rencontrer d'autres musiciens. On m'a un jour invité à écrire la musique du Gala des Grandes Ecoles. J'ai formé un orchestre de dix musiciens en appelant ceux que je connaissais à l'époque : Lionel Benhamou, Dominique Pifarely, François Chassagnite, Marc Michel, Michel Godard… » L'ossature de ce qui allait devenir en 1983 « la Bande à Badault », équipe composée de treize joyeux gaillards, avec une rythmique d'acier, très soudée, le groupe « Galigaï » au grand complet. A la notion de « big band » qui suggère une certaine idée de la hiérarchie et de l'autorité, Denis Badault préfère d'emblée celle, plus festive et complice, de « bande ». A savoir, selon Xavier Prévost « un réseau de comparses liés par le partage de tous les coups fourrés, une nébuleuse amicale tissée de rires, d'embrassades et d'émotions. »
Fin gourmet et dégustateur aiguisé, Denis Badault aime cultiver « les similitudes entre l'art de faire et d'apprécier le grand vin, et le monde musical ». En 1991, dans son introduction à son dossier de candidature à la direction musicale de l'Orchestre National de Jazz, il ne craignait pas d'écrire : « Le monde du vin peut se diviser en cinq groupes : ceux qui le font, ceux qui le vendent, ceux qui en parlent, ceux qui « n'aiment pas quoiqu'il arrive », et ceux qui le consomment. Pour chacune de ses activités, comme pour toute autre, il y a ceux qui font cela de belle manière…et les autres. Enfin, comment dissocier plaisir de dégustation et convivialité ? Boire un Chambertin 76 avec les gens qu'on aime…c'est encore meilleur. Mon attitude de musicien (celui qui fait) et de mélomane (celui qui consomme passionnément) m'a toujours semblé très proche de celle du vigneron et du dégustateur, et des relations qui les unissent, avec, pour le musicien, la chance d'un contact le plus direct avec le public. »
Le grand orchestre, selon Badault, c'est d'abord une communauté d'individualités complices et de fortes têtes. C'est le plaisir par la bande. « Il faut aimer la notion de groupe pour s'y sentir bien. C'est ensuite faire de la musique ensemble, avec ce que cela implique : y trouver sa place tout faisant l'osmose. Tout doit venir du plaisir de jouer ensemble. Comment ? Par un état d'esprit : la cooptation d'une esthétique et des sentiments, en un élan d'enthousiasme partagé. Une priorité : l'écriture doit être personnalisée. J'essaie d'écrire des compositions qui permettent à chaque musicien de s'épanouir. J'écris chaque note en pensant à celui qui va la jouer. Son, langage, chaleur humaine… » Denis Badault aurait pu signer ces phrases d'Ellington : « Quand je compose pour mon orchestre, je n'écris pas de la musique pour des instrumentistes mais pour des personnalités, des personnages. » Et Duke de préciser : « Et si je veux écrire de la bonne musique, je dois tout connaître d'eux, même la façon dont il joue au billard ou au poker… » Deux qualités essentielles ont servi de critères déterminants pour choisir les musiciens de son ONJ : posséder à ses yeux et oreilles un langage musical complet et faire preuve d'une large ouverture d'esprit. « Il ne s'agit pas de savoir-faire ni d'éclectisme mais de maîtrise du discours improvisé quel que soit le support-prétexte. » Le casting de son orchestre prouve qu'il ne s'est pas trompé.
Quel bilan avec le recul du temps, tire-t-il de ses trois années, de 91 à 94, passées à la tête de l'ONJ ? « Le danger du retour en arrière serait de juger la musique à l'aune de mon aboutissement artistique d'aujourd'hui. Si j'écoute la musique de l'ONJ d'il y a déjà quinze ans avec mes oreilles de 2006, je peux éventuellement avoir des regrets, car mes choix d'aujourd'hui ne sont plus ceux d'hier. Je m'interroge sur l'âge que j‘avais quand j'ai postulé. Je ne suis pas convaincu qu'à 33 ans, j'avais toute la maturité nécessaire pour conduire un tel projet. N'empêche ! Je garde aujourd'hui en moi l'évidence de la qualité de la musique offerte pendant trois ans. Sans fausse prétention, je peux affirmer qu'on fut inattaquable sur la qualité d'interprétation du projet. Tous les musiciens de l'orchestre ont tous merveilleusement joué. Cette certitude continue de m'épater aujourd'hui. Cette qualité générale est liée aussi bien au talent intrinsèque de chacun des musiciens qu'aux conditions de travail très confortables qu'offre l'ONJ. »
L'existence du musicien de jazz au sein des big bands fut longtemps, surtout avant-guerre, une vie zigzagante de nomade et de collectionneur de nuits blanches. Tous les jazzmen des années 30 ont vécu l'expérience des « One nighters ». Une nuit, une ville, un concert. Le bel enfer des tournées incessantes, de palace en bouge, de « ballroom » prestigieux en club glauque, les musiciens des grands orchestres de l'ère swing, de Duke à Count, l'ont tous connu. Denis Badault et son ONJ ont souhaité l'expérimenter …quelques semaines « Lors de la deuxième saison, j'ai demandé à Jean-Christophe Bonneau de monter une tournée non-stop de trois semaines. Bonneau m‘a donné tout de suite son accord en me prévenant que les conditions seraient très « rock n'roll ». Tout devrait se faire en autocar, avec un seul accompagnateur pour nous aider. On devrait dormir à deux dans nos chambres d'hôtel et accepter de jouer un soir à Angoulême et le lendemain à Dortmund. Je suis vraiment heureux d'avoir eu la chance de vivre cette expérience inestimable. Nous passions chaque soir d'une grande salle de 3000 places à un club modèle Duc des Lombards. Et ce qui devait arriver arriva : au fil des jours et des concerts, la musique ne cessa de bouger, évoluer et se bonifier. Cette tournée fut un grand moment de bonheur partagé. »
Contrairement à d'autres chefs d'ONJ, Denis Badault n'a pas vécu son mandat comme une course contre la montre. « On n'a assez jamais le temps. C'est vrai et pourtant je refuse de m'en plaindre. C'est une question d'organisation personnelle et de définition de priorité. Grâce à une structure telle qu'est l'Ajon, l'orchestre a fait des progrès en un temps extrêmement court. Répéter un répertoire pendant trois semaines et à l'issue de ces répétitions faire vingt concerts en deux mois, cela ne m‘était jamais arrivé auparavant ; cela ne m'est pas arrivé depuis… Avec l'ONJ, nous avons eu beaucoup de chance. On a finalement beaucoup joué. Entre vingt et trente concerts par période de six mois, cela m'apparaît aujourd'hui comme un bilan tout à fait correct. Un seul bémol : la brièveté du mandat, même rallongé d'une année supplémentaire, reste à mes yeux un non-sens tout à la fois artistique et commercial. Il n'y ait pas un orchestre dans le monde de la musique classique comme du jazz, qui se soit construit en si peu de temps. L'un des problèmes de l'ONJ, c'est que le public s'identifie à des individus, jamais à une structure. On aime l'orchestre de Duke Ellington, Gil Evans ou Mathias Ruegg. »
Texte que j'ai écrit pour le livre "ONJ Jazz"