Artistes / Artists
Marc Buronfosse
Musiciens / Musicians
Marc Buronfosse, Arnaud Biscay, Jean-Charles Richard, Jean-Philippe Carlot, Marc-Antoine Perrio, Spiros Balios, Stéphane Tsapis
Label(s)
ABALONE
On le sait Ulysse ne voulait pas partir. S’il n’avait tenu qu’à lui, il serait resté à Ithaque, aux pieds de Pénélope, à voir grandir Télémaque et à cultiver son champ. Il serait resté là, devant l’eau et le petit vent, à contempler le temps. Son voyage aurait été tout autre, essentiellement intérieur, mais sans doute aussi poignant. Il se serait conformé à cet éternel recommencement qui caractérise l’Ulysse de l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier :
Chaque soir tu regardes la timbale du soleil
plonger en hurlant dans la mer pommelée
C’est à ce voyage là, tout autant imaginaire et confié aux éléments que le fut l’Odyssée d’Homère, que nous convie Marc Buronfosse. Un voyage immobile, porté au gré des courants qui nous plongent dans cette mer Egée immuable et faussement calme. Ses remous profonds montent en nappe des tréfonds à la surface de «Naoussa Kampos», sur cette île de Paros où le disque est enregistré. Comme pour mieux donner corps à l’invisible, il a laissé de côté le bois de sa contrebasse pour la rondeur de la Fender VI sans sacrifier une once de sensualité. Entre guitare et basse, l’instrument, chose rare, dit tout du monde qu’il topographie : entre ciel et terre, entre terre et mer, entre soleil et ombre, entre Europe et Asie… Et même peut-être au point exact de rencontre entre toutes ces dimensions, sur lesquelles il a laissé courir toute sorte de chimères électroniques comme autant de sonars qui racontent une mer placide mais inéluctable. Elle passe sans cesse de son état liquide qui roule sur la batterie d’Arnaud Biscay à son état gazeux qui s’échauffe dans l’éclat cuivré du solaire Andreas Polyzogopoulos ; une mer rappellant la Panthalassa de Bill Laswell qui bordait la musique de Miles Davis. Les phares sont identiques, mais les lieux diffèrent : soutenu par la guitare électrique caniculaire de Marc-Antoine Perrio, ÆGN trace avec la précision du cartographe chaque dentelure des archipels grecs.
La Grèce, il la connaît au plus intime, loin des clichés contemporains qui se divisent entre cartes postales garnies de villages d’ocre et de craie aussi brillants que le bleu alentour et quotidien voué à une de ces Tragédies qui ont fait sa splendeur mais qui peinerait à trouver son exodos. La Grèce révoltée par l’horreur économique mais toujours debout, on la trouvait sur le mur qui ornait Face The Music, enregistré avec le Sounds Quartet ; un graffiti abandonné là, comme une poésie de l’instant dans la ville enflammée. Pour rendre hommage à ces presque 10.000 bouts de terre qui fourmillent au large des Balkans comme si le continent les attiraient comme un aimant, Marc Buronfosse a choisi le monochrome. Le bleu, évidemment, un bleu qui s’étend du bleu nuit au blanc-bleu et prend du relief aux tréfonds des claviers de Stéphane Tsapis. Ce n’est pas une Grèce hallucinée, c’est une vision obstinée, obsessionnelle, proche de la transe, d’un lieu connu par cœur, dont chaque atome est familier et qui peine cependant à livrer tous ses secrets. A ce titre ÆGN a une volonté universelle : on est à côté de Marc Buronfosse, à regarder la mer griller ses derniers photons, mais on pourrait être ailleurs à quelconque point intime du globe qu’il trouverait écho… Restons à Paros cependant. Le temps y est si doux !
François-Pierre Barriaux