COMMUNIQUE DES ALLUMES DU JAZZ 06-2020 / LA PRODUCTION INDÉPENDANTE

Publié le 2020-06-04
Temps de lecture : 4 min.
Les Allumés du Jazz
COMMUNIQUE DES ALLUMES DU JAZZ  06-2020 / LA PRODUCTION INDÉPENDANTE
Les Allumés du Jazz

La production musicale indépendante est un métier, une essence. 

« J’ai la chance d’être indépendant » répondait Michel Piccoli lors d’une interview en 2004 (1) alors qu’il s’apprêtait à monter sur les planches pour interpréter Ta main dans la mienne de Carol Rocamora mis en scène par Peter Brook.

L’indépendance n’est pas un vain mot mais la marque de celles et ceux qui cherchent, de ceux et celles qui trouvent, celles et ceux qui révèlent et sans qui l’intelligence serait d’une platitude artificielle.

On ne reviendra pas ici sur ce que l’indépendance a apporté de profondeur essentielle à l’histoire de la musique, mais on s’attardera tout de même, en ces temps de globalisation inquiétante, sur le rôle capital des productions indépendantes depuis l’invention de l’enregistrement musical. Ce sont presque toujours des compagnies ou des personnalités indépendantes qui ont permis tant d’envolées, de bouleversements stylistiques, intellectifs ou politiques de la musique, d’inventions téméraires entraînant tant de trouvailles techniques au service d’une pensée (et non l’inverse) et de stimulations des capacités créatives humaines. Pour l’enregistrement musical, l’indépendance représente l’endroit des
éclosions véritables avant les récupérations et normalisations où, soumise à compression, elle s’évanouit.

« Qui pouvait imaginer que le streaming allait faire remonter la possibilité d’écouter de la 
musique chez soi ? » professait à l’antenne de France Musique le 18 février 2020, Jean-Philippe Thiellay, président du Centre National de la Musique ?
Peut-être ceux qui l’avaient fait descendre ?

Qui pouvait imaginer auparavant qu’on donnerait si facilement les pleins pouvoirs à une technologie sans en mesurer les effets brutaux et privatifs à court terme, en livrant  l’intégralité du champ musical pieds et poings liés à quelques mega startuppers ? Cette supposée « remontée de la possibilité d’écouter de la musique chez soi » continue d’entraîner une descente vertigineuse des possibilités rémunératrices de jouer, d’enregistrer. Colossale perte d’indépendance.

Question miroir : qui pouvait imaginer que le coronavirus allait faire remonter la possibilité d’écouter de la musique chez soi ?

Toujours dans cette émission du 18 février, pour rassurer sans doute les inquiets du CNM, Jean-Philippe Thiellay assure « Trouver les bons moyens pour qu’on ait de la diversité, qu’on ait des artistes qui soient présents partout dans le monde pour faire rayonner notre culture, qu’on ait quelques champions nationaux, des grandes entreprises, des agrégateurs et que dans quelques années on se dise que c’était le bon moyen pour que la musique française soit forte ».

« Quelques champions nationaux ! » Nous y voilà. C’est assez logique somme toute puisque plus tôt dans l’émission, Jean-Philippe Thiellay précise que le CNM serait « L’équipe de France de la musique ».  Ces termes conviennent peut-être aux tenants de « L’industrie culturelle », désignation qui relève d’une dérive de la culture du monde industriel.

Nous n’avons que faire d’être des champions, comme les soignants n’ont que faire d’être des héros. Nous voulons vivre d’une intelligence, sensée, sensible et non artificielle.  « Quelques champions nationaux » impliquent fatalement beaucoup de laissés-pour-compte. Et tout d’abord - c’est important lorsque l’on veut faire de la musique ensemble -, il faudrait s’entendre, s’entendre sur le sens des mots, sur les définitions des actes : une série, ce n’est pas un film de cinéma, une captation, ce n’est pas une pièce de théâtre, un ami Facebook, ce n’est pas un véritable ami, un concert, ce n’est pas fait pour être filmé, mais vécu et écouté, une playlist, ce n’est pas un album discographique. Motivations et finalités de chaque processus diffèrent par tant de détails sans lesquels la création véritable ne devient que le reflet effacé de son intention première. Une date d'enregistrement au sens classique du terme, c’est la collaboration non seulement entre musiciens, mais aussi entre artistes et producteurs, ingénieurs du son, graphistes et sa projection dans d’autres corps de métiers, les distributeurs et les disquaires essentiels (dont les conseils sont bien autre chose que d’imbéciles algorithmes). Tout se passe comme si, en marche forcée, on nous emmenait vers une manière unique d’écoute de la musique enregistrée, nous privant de nos choix qui sont loin d’être seulement des choix de styles.

À l’heure de la transition écologique, nous n’entamerons pas ici le débat sur la capacité destructrice du streaming dominateur, de ses ravages écologiques et humains. « Producteur indépendant de disques » n’est nullement une appellation d’un autre âge, mais bien une façon très actuelle, très vivante et pour demain, de penser la musique et ses relations.  Alors nous, producteurs indépendants de disques, réclamons que notre façon d’échanger, qui a fait ses preuves dans l’histoire et demeure d’une nécessaire vitalité, soit reconnue à sa juste
valeur.

Aujourd’hui, l’inquiétude grandit, tant on ressent d’abandon face à la puissance dévorante des Gafam (qui ont profité de la crise d’une façon écœurante lorsque tant en ont souffert)  (2)  à celle de plateformes numériques qui n’ont que faire des lois. Nos vies ne se réduisent pas intégralement à un écran. Pouvons-nous tolérer l’abandon de nos droits, non pour le bien collectif, mais pour des sociétés aux tailles monstrueuses dont le seul génie est de capturer nos émotions avec des coquilles vides ? Y a-t-il un autre domaine où l’on prétend légiférer pendant que l’on regarde le crime être commis, où l’on pense que se réunir autour d’une table raisonnera un bolide lancé à forte allure, écrasant tout sur son passage ? Existe-t-il un domaine où la valeur soit aussi déconsidérée que celle de la musique, une plateforme où en payant un abonnement de quelques euros, on peut avoir toutes les voitures du monde que l’on veut, tous les appareils informatiques, tous les jambons, tous les fromages ?

Quelques petites mesures des plus basiques : le prix unique du livre fut une grande aubaine, cela manqua fortement au disque dont les dominants pensaient plus « industrie » que « culture ». Il est tard mais il n’est pas trop tard. Comme il n’est pas trop tard pour faire tomber cette TVA absurde de 20% sur les disques lorsque celle du livre est à 5,5%.  À l’heure où la musique est bradée sur les plateformes de streaming, il est cocasse d’observer que le disque est toujours considéré comme produit luxueux. Et puis, il serait simple que les envois de disques puissent bénéficier d’un tarif postal spécial.

Nous, membres des Allumés du jazz, sommes de petits producteurs, comme il existe des ,petits producteurs de pain, de fruits et légumes, d’objets artisanaux. La production de masse n’est pas ce qui nous anime, mais la valeur créative des relations, garante d’une réelle liberté d’expression qui devrait permettre que chacun d’entre nous puisse dire : « j’ai la chance d’être indépendant » et faire rayonner cette indépendance pour le bien commun.

Les Allumés du Jazz 06/2020

1 - Émission EclectiK, France Inter, interview réalisée par Rebecca Manzoni

2 - Initiales de Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft

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