Artistes / Artists
Alexis Coutureau, Julien Chamla, Julien Pontvianne, Nicolas Souchal, Xavier Camarasa
Label(s)
COLLECTIF MUSIQUE EN FRICHE
Cette musique a pour origine l’exploration d’un processus. Improviser une pièce, puis tenter de la rejouer, plusieurs fois de suite. Quelles différences, fussent-elles infimes, s’y glissent ? Comment la mémoire des musiciens opère-t-elle ? Plutôt, comment la jonction des cinq mémoires opère-t-elle ? Nous serions dans une combinatoire nécessairement et rapidement divergente n’étaient-ce le tiraillement entre le souvenir et le discours des autres, celui entre la juxtaposition des sons et ce qui fait musique.Par ailleurs, cette dernière a été enregistrée. Elle est donc destinée à d’autres oreilles. Comment intéresser un auditeur à cinq versions successives d’une même improvisation ? Et que signifierait « une même improvisation » ? C’est sa mémoire qui serait alors soumise au jeu des différences, avec un certain sadisme. A fortiori, comment le conduire à un acte d’achat pour un album avec cinq versions d’une même pièce, ou l’inciter à aller à un concert autour de cette même proposition ?
Ne parlons pas du chroniqueur qui, contrairement à l’auditeur, ne pourrait pas zapper ces différences.Quoique.
Si leur mémoire peut être incertaine, l’auditeur, le chroniqueur disposent d’un temps moins contraint que l’instant de l’improvisation. Ils peuvent réécouter, pour les différences et les similitudes, ou volontairement avec la mémoire d’un poisson rouge, comme s’il s’agissait de pièces différentes, sachant que toute improvisation sincère est un « bonus track », un « previously unreleased ».La première version serait donc la matrice. La trompette de Nicolas Souchal fait émerger le son et le fait éclater comme une bulle. Le sax de Julien Pontvianne prolonge ce son, à peine distinct. Le piano de Xavier Camarasa est en percussions répétées sur sur seule note. Puis le sax ouvre et c’est la trompette qui apparaît. Leur voix divergent. La batterie de Julien Chamla se fait plus présente. Les cordes de la contrebasse sont percutées par Alexis Coutureau. Tout cela se joue autour d’une seule note, comme la mise en place d’une hypnose. Le sax prend des accents de corne de brume feutrée. La fête sonore s’épanouit. À mi-parcours, tout se tait, sauf les roulements ultra-graves de la batterie. Quelques gouttes de piano sont posées çà et là. La contrebasse revient, puis les cuivres avant que tout s’estompe. Une pièce en forme de double arche, qui fascine.
Nous n’avons pas à remettre cette pièce en boucle pour y regoûter, la suivante est là. Elle paraît plus complexe, avec des couches sonores plus larges, plus denses. En même temps on retrouve l’émergence des cuivres, les notes répétées du piano, la césure centrale en roulements graves, le piano, mais en accords cette fois, la résurgence feutrée des cuivres, des cordes qui claquent, et au final la double arche est achevée.Sur la troisième, l’éclosion de la trompette se fait encore plus travaillée … mais je ne vais pas poursuivre.
Ce qui est clair, c’est que cet exercice, a priori conceptuel, est un leurre pour les auditeurs. C’est une invitation à tendre fort les oreilles, à aiguiser bien davantage nos perceptions, tout en tentant de se souvenir des pistes précédentes. Ce jeu des différences, réelles ou imaginaires, est une invitation diabolique à déguster chacune des matières sonores, leur juxtaposition, tout en faisant toucher du doigt que chaque improvisation est aussi une construction, une architecture. De plus, cette dernière offre un point de repère souvent absent en musique improvisée, une forme de sucrerie addictive.
Effort de mémorisation de chaque piste, écoute exacerbée des matières sonores, reconnaissance des balises. La magnétisation est à l’œuvre. L’addiction est là. Ainsi le piège se referme. Cet album est une réussite.