Extrait du dossier LA BOMBE CNM Interview de Jacques Pornon par Jacques Oger, Françoise Bastianelli et Valérie Crinière
Une bombe est un engin gorgé de substances explosives ayant pour but de causer une déflagration impressionnante lors de son déclenchement. Il est aussi des bombes à répétition. L'annonce de la création du Centre National de la Musique semble en avoir les qualités. Les pessimistes (optimistes en quête d’informations supplémentaires) pensent que l'impact de la bombe CNM est à venir, les optimistes (pessimistes dopés au bonheur) préfèrent imaginer que puisqu’on ne peut que faire avec, on ne peut la désamorcer, mais s’efforcer de la faire évoluer en bombe surprise. L'annonce de la création à marche forcée du projet élyséen (survenant en pleine période électorale, ce qui n'est pas anodin – l’autre candidat à l’Elysée s’est prononcé pour la reprise de ce projet) a pour première réussite de diviser le monde musical plus encore qu’il ne l’était. Les tenants de l’industrie et de l’institution (qui se sont largement exprimés en d’autres médias) se frottent les mains, mais les autres, les indépendants ? Écoutons ici, ceux qui pensent qu'il faut absolument empêcher l'explosion aux effets dangereusement irréversibles, ou ceux qui estiment que, bon gré mal gré, en s'y associant on modifiera en bien ce que le président de la république qualifie de « projet ambitieux, fruit d'une concertation exemplaire ». (Pour juste information, d’autres indépendants signataires du protocole ont refusé notre proposition de s’exprimer dans ces colonnes).
Le Syndeac (Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles) a été l'un des premiers à exprimer publiquement son profond désaccord avec le CNM dans un encadré publié dans Libération (le 15/11/2011) intitulé « Le Centre National de la Musique : un marché de dupes ». En janvier dernier, il s'associait à l'Association des festivals innovants en jazz et musiques actuelles, l'Association française des orchestres, la Chambre professionnelle des directions d’opéra, la Fédération française des festivals internationaux de musique, le réseau Futurs Composés, la fédération Grands Formats, le Syndicat professionnel des producteurs, festivals, ensembles, diffuseurs indépendants de musique, le Comité français du Réseau européen de musique ancienne, le Syndicat national des scènes publiques et le Syndicat national des orchestres et des théâtres lyriques pour un autre texte intitulé « Nous avons refusé de signer l'accord cadre en vue de la création du CNM » le 23 janvier 2012, avant la conférence de presse du Ministre de la Culture au Midem proposant alors une « photo qui nous permettra de marquer dans l’Histoire l’unité enfin réalisée de la filière musicale ». Le vice président du Syndeac, Jacques Pornon, répond à nos questions alors que s'inquiètent les musiciens laissés pour compte, réactions à chaud dans ces pages d'Hélène Labarrière, Sylvain Kassap et Benoît Delbecq.
Vous avez signé l'appel des 333. Vous pensez donc que le projet CNM signe la mainmise du marché sur la musique ? Définir la musique comme une filière est-il si grave ?
Le mot filière renvoie à l'industrie. Malraux fustigeait « l'industrie du rêve » à propos du cinéma américain des années soixante et affirmait le primat de la création, du spectacle vivant, des arts plastiques, de la relation directe avec des publics avec les oeuvres d'art, quelle que soit leur catégorie sociale. Relation fondée non sur la consommation mais sur l'enrichissement personnel, la spiritualité, la maîtrise de son destin. Les marchands sont utiles pour l'échange des biens. Les marchés, renvoient au profit à tout crin, et aujourd'hui à la spéculation forcenée. Ils se sont emparés de tous les secteurs de l'activité humaine sans distinction. La régulation, ou l'abolition des règles spéculatives permettra de restaurer des valeurs artistiques et humaines. En attendant, la fonction d'un ministère public de la culture est de garantir la liberté de création, d'assurer l'égalité d'accès de tous les citoyens. Cette fonction républicaine essentielle disparaît dans la privatisation du bien public. Si on considère que la culture, comme l'eau, comme la santé sont des biens de première nécessité, on se doit de refonder le ministère de la culture, en même temps peut-être que la République elle-même ! La musique n'est pas une filière industrielle, elle est avant tout une création et un patrimoine à partager. Elle doit comme tous les biens culturels échapper aux lois du marché. Il faut en finir avec les « filières » qui sont en fait quelques monopoles d'édition, de distribution et maintenant d'organisation de concerts. Des organismes comme le CNM ne sont que des machines à privatiser dominées par les plus gros tourneurs et quelques majors, qui ne laisseront qu'une part marginale à la création, à l'émergence...
L'idée du CNM a été lancée avec la volonté (?) de créer un organisme qui s'apparenterait au Centre National du Cinéma (créé en 1946!). J'ignore si les professionnels du cinéma (grands, moyens, petits, pros, distributeurs, salles, etc.) sont satisfaits de cet organisme. Que signifie le fait de calquer en 2012 le modèle du cinéma pour la musique ?
Cela ne veut rien dire, le spectacle vivant, la musique ont besoin du concert, du public, de la durée, de l'expérimentation, de la recherche. Les musiques qui ont traversé les siècles n'ont pas été conçues comme des produits à rentabilité maximum et immédiate. Les artistes, les résidences de création, la formation, les projets éducatifs, le partage avec les publics ont besoin de temps, le « retour sur investissement » n'existe pas dans ce domaine.
Que faudrait-il pour qu'un organisme du type CNM réponde aux aspirations du Syndéac ?
Nous sommes contre un tel organisme ; nous sommes pour un ministère de la culture repensé qui associe les artistes et les professionnels à la définition et à la mise en oeuvre des politiques culturelles ; à l'heure de la pluridisciplinarité, il est aberrant et ringard de séparer la musique des autres disciplines artistiques. Si le SYNDEAC a réagi, c'est parce que le lancement du CNM correspond aux objectifs du pouvoir actuel de démanteler le ministère de la culture et réguler la question culturelle par des agences sur le modèle anglais, agences soumises aux lois du marché et qui permettent plus facilement un désengagement de l'Etat, comme c'est le cas aujourd'hui sous prétexte de crise et de mesure d'austérité. Ce projet était déjà inscrit en 2007 dans la lettre de cadrage de Nicolas Sarkozy à Christine Albanel, Ministre de la culture de l'époque. Sa tentative avortée du Conseil National de la Création Artistique allait également dans ce sens.
On constate dans beaucoup d'échanges que le positionnement sur le CNM est souvent « générationnel ». Il y a comme un manque d'analyse sur le fondement idéologique de la création du CNM. Les opposants au CNM sont vus comme retranchés sur des positions sectaires et passéistes. Avons-nous manqué une étape ?
Je ne crois pas au « générationnel ». Les promoteurs du CNM n'appartiennent pas aux nouvelles générations. Ce sont des représentants de la société libérale qui ont pris leur envol dans les années 80 avec la dérégulation thatchérienne, l'Europe de la concurrence sauvage, l'émergence de la Chine qui a fait taire rapidement les émois « droitdel'hommistes » sur ce régime, etc. L'heure est plutôt à la convergence générationnelle sur des réponses à la crise internationale qui rendent caducs voire dérisoires les corporatismes ; le CNM est une réponse corporatiste. Elle donne l'illusion à certain, en demandant d'être associé à sa gouvernance, de pouvoir peser sur les décisions.
La réponse immédiate est de relancer une politique culturelle, de réunir des états généraux de la culture, de soumettre à la discussion de tous une loi d'orientation et de programmation (moyens) qui inscrivent dans la durée cette idée simple et claire du préambule de la Constitution, d'accès pour tous à la culture. Dans cette période électorale qui va se conclure avec l'élection des députés, la pétition, lancée par plusieurs organisations en faveur de la création artistique à partir de 2012, prend tout son sens. (sur http://www.syndeac.org )
Propos recueillis le 8 avril 2012