CNM : LETTRE OUVERTE AU PREMIER MINISTRE

Publié le 2019-03-12
Temps de lecture : 5 min.
Les Allumés du Jazz
CNM : LETTRE OUVERTE  AU PREMIER MINISTRE
Les Allumés du Jazz

Jean-Michel Lucas, docteur d’État ès sciences économiques docteur d’État ès sciences économiques, alerte le Premier ministre, dans une lettre ouverte publiée par Profession Spectacle, sur le mépris ou l’ignorance de la loi par les députés — Émilie Cariou et Pascal Bois — qui ont travaillé sur le Centre national de la musique. L’ancien DRAC dénonce l’étouffement des droits culturels des personnes et la réduction de l’intérêt général à la seule protection des profits des industries musicales.

"LE RAPPORT SUR LE CENTRE NATIONAL DE LA MUSIQUE NE FAIT QUE VENDRE LA RÉPUBLIQUE AU PLUS OFFRANT"
 
Bordeaux, le 10 mars 2019

Monsieur Le Premier Ministre,

Le rapport de la « Mission de préfiguration du Centre National de la Musique » que vous avez confiée à Madame Émilie Cariou, députée de la Meuse et à Monsieur Pascal Bois, député de l’Oise, vous a été rendu le 5 février 2019.

Sachant fort bien que la loi du plus fort est toujours la meilleure et qu’il faut savoir courber l’échine quand la raison est poussée dehors par l’argent, je dirais, humblement, ma reconnaissance aux deux députés pour avoir commis ce rapport sur la protection et la promotion publiques des intérêts des industries musicales françaises.

Toutefois, avec la déférence que l’on doit aux députés du peuple dans notre république, je voudrais, modestement, évoquer une interrogation qui m’est venue à la lecture du document : pourquoi les deux députés, ensemble, ont-ils ignoré la loi ? Pourquoi, dans un rapport remis au Premier Ministre, garant du respect de la loi et de l’intérêt général, ce rapport fait-il l’impasse sur deux lois républicaines : la loi NOTRe, et son article 103, ainsi que la loi LCAP, et son article 3 ?

Je ne parviens pas à comprendre pourquoi deux députés vous présentent des préconisations en matière culturelle qui refusent de prendre en compte l’obligation d’intérêt général du respect des droits culturels des personnes, explicitée dans les deux articles cités.

Est-ce parce que ces deux députés sont de la République en marche et croient pouvoir, de facto, se passer des lois antérieures ? Inconcevable, d’autant que le rapport, dans sa deuxième partie, est attentif à toutes les règles de droit public qui pèseront sur le futur EPIC.

Est-ce parce que les deux députés ne connaissent pas la loi ? Impossible évidemment que des députés l’ignorent, d’autant que je peux assurer que l’existence de l’article 103 de la loi NOTRe leur a été rappelée à plusieurs reprises dans les réunions préalables à la rédaction du rapport, ( j’évite de parler de « réunions de concertation » comme le prétend le rapport!). J’ai personnellement fait parvenir aux deux députés, et par deux fois, la note en annexe, pour laquelle je n’ai même pas eu un accusé de réception !

Ainsi, ce rapport a étouffé les droits culturels des personnes, alors que la musique, nous dit-il, est la première pratique culturelle des Français. Il a réduit l’intérêt général en matière musicale à la seule protection des profits des industries musicales. Il n’a cherché qu’à « rationaliser l’organisation du secteur » comme le veut le titre de la deuxième partie. Les deux représentants du peuple se sont eux-mêmes grimés en représentants des intérêts du secteur des industries musicales.

Certes, les industriels de la musique sont de bons Français dont vous devez défendre les intérêts face aux agressions économiques du reste du monde, mais ils ne sont pas les seuls ! La musique est heureusement dans notre pays le fruit de l’activité de milliers d’associations et de collectivités. Sans même parler des musiques « dites savantes », 79 % des concerts sont organisés par des associations ou des collectivités… Évidemment, en terme de profit, c’est négligeable puisque les industriels du concert pèsent pour plus de 76 % de la billetterie, et ne représentent que 20% des organisateurs de concerts. La tentation est donc grande de considérer les associations et les collectivités comme des petites entreprises, minables, puisque non rentables, seulement bonnes à être intégrées à la marge dans la politique publique de la musique, à coups de ramasse-miettes institutionnelles, appelés « action culturelle » ou EAC !

Or, la référence à la loi, et aux droits culturels de l’article 103 de la loi NOTRe, ne permet pas cette lecture réductrice : les associations et les collectivités sont parties prenantes de l’intérêt  général puisqu’elles permettent aux personnes de participer à la vie culturelle. Telle est l’obligation énoncée par l’article 27 de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme. Comment deux députés peuvent-ils se moquer, aussi ouvertement, de cette obligation qui pèse sur tous les États démocratiques ?

Je dis bien se moquer, car dans l’introduction de leur rapport, on peut lire que « la musique constitue un puissant levier d’émancipation, notamment pour les classes populaires ». Qui peut croire que l’émancipation musicale des classes populaires ne résultera que du maintien des profits des industries musicales, dans l’ignorance de la vitalité des initiatives des associations et des collectivités ? Les mots ont un prix et celui « d‘émancipation » ne saurait s’apprécier à la hauteur des profits des industries musicales et, encore moins, dans l’évocation cosmétique que le rapport fait de l’EAC (éducation artistique et culturelle).

Ainsi, le rapport des deux députés a failli à sa première mission : honorer la République en respectant ses lois. Il ne fait que vendre la République au plus offrant des industriels de la musique. Avec, de surcroît, l’aval du ministère de la culture qui n’a même pas réussi à expliquer pourquoi certaines musiques devraient conserver des subventions quand les autres devraient subir la loi de la concurrence.

Je conclus, Monsieur le Premier ministre, en vous demandant de reprendre ce chantier à votre compte, en postulant, dès le départ, la nécessité d’appliquer la loi républicaine, pas seulement la loi du marché mondialisé.

Je vous dirais que ce n’est pas bien compliqué à envisager puisque la France est signataire de la Convention Unesco sur la protection et la promotion de la  diversité des expressions culturelles, elle-même visée dans l’article 103 de la loi NOTRe. Cette convention considère qu’il est d’intérêt général que l’État intervienne  pour opérer des régulations publiques sur des marchés des produits culturels ; ça, le Prodiss et ses deux députés l’ont bien compris ! Mais ces interventions publiques ne sont légitimes que si les mesures publiques respectent les droits culturels des personnes ! Comme le précise le préambule de cette convention, l’engagement des États signataires est de se référer « aux dispositions des instruments internationaux adoptés par l’UNESCO ayant trait à la diversité culturelle et à l’exercice des droits culturels, et en particulier à la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 ».

Il me semble, en conséquence, que les négociations devraient reprendre, sous votre autorité, pour que la défense des industries musicales ne soit que l’une des deux jambes qui conduisent la France à marcher vers la « Maison Commune de la Musique ». L’enjeu de « faire humanité ensemble », avec les musiques qu’imposent les droits culturels des personnes, ne peut pas être mis à la poubelle de la délibération publique.

En vous remerciant de votre attention, je vous prie d’agréer, Monsieur le Premier ministre, l’expression de mes respectueuses salutations.

Jean Michel LUCAS

En téléchargement : Lettre ouverte au Premier ministre et note aux deux députés.

 

 

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