LE TAMIS DE L'ESSENTIEL - COMMUNIQUE DES ALLUMES DU JAZZ
COMMUNIQUE DES ALLUMES DU JAZZ - 9 Novembre 2020
Chaque crise procrée ses mots et chaque mot porte sa crise. Cette fois, on touche à l’essentiel.
« J’entends beaucoup de voix qui s’élèvent pour nous expliquer qu’il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile ! Je ne crois pas que le modèle Amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine », nous a dit le président de la République française, le 14 septembre 2020. Il se moquait là d’une communauté fondée en Alsace en 1693, aujourd’hui principalement installée aux États-Unis et tournée vers une vie de valeurs qu’elle estime « essentielles ».
Et la détermination de l’essentiel, c’est aujourd’hui dans cette situation de crise sanitaire, le maître mot politique, l’endroit de partage entre ce qu’on peut encore faire, ce qu’on ne doit plus faire, ce que l’on peut acquérir, ce que l’on ne peut acquérir, en attendant.
Dans son allocution du 28 octobre concernant la crise sanitaire et les modalités d’un nouveau confinement, le président de la République française n’a pas eu un mot pour le monde des arts, de la culture, ses travailleurs et travailleuses, ses actrices et acteurs, producteurs et productrices, ses bénévoles et toutes celles et ceux que ce monde aide à vivre, et là, il ne s’agit pas seulement d’économie. En période de crise, voilà un monde qui dans la communauté qui nous gouverne ne porterait plus de valeur essentielle, de libre expression, il est effacé.
Quelques jours plus tôt, le préfet de la région Centre-Val-de-Loire prévenait : « La bamboche c'est terminé ! ».
Alors dans la confusion d’annonces contradictoires à propos de qui doit travailler - la peur au ventre, et qui ne doit pas travailler - la rage au cœur, ce qui doit rester ouvert, ce qui doit être fermé, dans cette redéfinition de l’essentiel, on a pu voir comme seule réponse aux demandes de raisonnable équité des professions du livre et du disque, la fermeture des rayons culture des grandes surfaces avec cette glaçante bannière : « Vente de livres & disques INTERDITE conformément aux mesures gouvernementales en vigueur ».
Au « pays des lumières » vanté dans le discours du 14 septembre, livres et disques ne sont plus essentiels. Mais qu’est-ce donc qui est essentiel et qui vaudrait que l’on risque sa vie en l’exposant au virus ?
Essentielle la poursuite des travaux pour transformer des gares en centres commerciaux ?
Essentielle la tenue quoi qu’il en coûte d’orgueilleux Jeux Olympiques ?
Essentielle la chasse ?
Essentielle la maison connectée ?
Essentielle la marche forcée vers la 5G lorsqu’était promise une concertation à son sujet ?
Essentielle la fortune de Jeff Bezos ?
Allons-nous voir la création d’un ministère de l’essentiel ?
Les disquaires et libraires indépendants, comme les salles de cinéma, de concert et de théâtres sont très loin d’avoir affiché de l’insouciance vis-à-vis du sérieux de l’épidémie. Lors du premier confinement, dans la confusion des directives, ils ne voulaient pas de dérogation tant que les masques (que la communication de l’État nous disaient inutiles) et le gel n’étaient pas ou peu disponibles. Lors du déconfinement, ils se sont tous, avec une grande énergie créatrice, appliqués à grands renforts d’équilibrismes compliqués, frustrants, fragilisants, périlleux, éreintants, pour maintenir une activité décente et respectueuse de la situation sanitaire.
Aujourd’hui, Amazon, condamné en référé pendant le premier confinement le 14 avril et en appel le 24 avril pour non-respect des mesures de prévention liées à l'épidémie de covid-19, se voit offrir un boulevard. Comment ne pas être excédé lorsqu’Amazon et les entreprises du même genre tirent à ce point leur pelote d’épingles de ce jeu de dupes ?
Dans le même temps - et les exemples sont multiples - Spotify, géant du streaming musical enrichi par le pillage outrancier d’un travail physique de décennies constituant le catalogue de la musique mondiale, propose ces jours-ci une « recommandation personnalisée » basée sur les brumeux algorithmes, à la tarification prélevée sur les rémunérations de stream, aujourd’hui environ 0,003€ l’unité quand « tout va bien ». Dans un pays où existent encore un salaire minimum et des minimas sociaux, la valeur de la création musicale se trouve ravalée plus bas que terre.
Saisir l’aubaine du coronavirus pour renforcer la culture du tout numérique est inique.
Comme est inique l’absence de considération et d’accompagnement sérieux pour ce qui est nommé « support physique », CD, disques vinyles et même cassettes, qui continuent de constituer une part essentielle de la production, de la diffusion et de l’écoute partagée de la musique.
Inique aussi la façon dont sont déconsidérés les droits d’auteur, d’interprète, de producteur et d’éditeur au profit de sociétés, coquilles vides amassant à profit sans limites le travail des autres.
Inique encore le fait que le disque ait encore une TVA à 20 % lorsque le livre est à 5,5 %, réajustement réclamé depuis des années.
Ce ne sont là que quelques exemples d’une longue liste.
Il est donc urgent de reconsidérer tant économiquement que moralement, artistiquement, la valeur de la production et de la diffusion physique de la musique dans un rééquilibrage sérieux. Au lieu d’être une façon de passer outre, la crise sanitaire devrait au contraire être le moment de cette reconsidération, ce qui permettrait d’éviter de poursuivre une dérive qui, à terme, et contrairement à ce qui s’affiche, tuera la diversité musicale.
Il existe donc bien une nouvelle crise de l’essence. De quelle couleur seront les gilets de sauvetage ?
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