Artistes / Artists
Daunik Lazro, Evan Parker, Jean-Marc Foussat
Label(s)
FOU RECORDS
Double CD.
Dedans, dehors, au loin
Nous écoutons un solo. Soit. C'est déjà être deux.Jean-Marc Foussat s'est inventé un instrument à sa mesure, en apportant indissociablement – c'est son signe – toute sorte de bruits glanés, de rumeurs, de cartes postales sonores, et la voix, solitaire ou chorale. Il a une voix, faite de toutes les voix possibles, et même de quelques-unes qui n'en sont pas, pas vraiment. Quand il les articule, les superpose, les affronte, les tire l'une de l'autre il les choisit les plus hétérogènes possibles : prises là, dans l'instant, au micro, ou bien extraites d'une matière brute ou synthétisée, outrageusement parfois. Or, dit le phénoménologue, « un obstacle matériel (...) est seulement l'occasion pour moi de me projeter vers d'autres possibilités, il ne saurait leur conférer un dehors ».Et nous sommes, nous-mêmes qui tendons, prêtons, donnons l'oreille à ce dehors, son dehors. Pour autant, pas un dedans – ou pas tout à fait, pas immédiatement. Sans la présence du tiers, qui l'atteste, le dehors est un dedans, sauf si en lui se rejoue la scène des voix. Dans ce reflet intériorisé du dehors, la voix réintroduit de l'altérité. Plutôt, la manifeste. Isolée, multipliée, orante, psalmodiante, tombant en rideau de pluie, elle vient à contre-courant des stridulations électroniques qui ouvrent le bal dans leur brutale, provocante, nudité de signal. La dramaturgie qui s'ensuit mesure la force respective des ameutements. Le silence même en participe. À mi-course de ce qui déferle et de ce qui se retire, dans cette frange où se superposent des flux contraires, se profile le lointain. Ni provenance, ni destination, lisière de rien, foyer de purs surgissements, d'effusion tour à tour douce ou violente, de résorptions aussi bien, fond sans fond, il fait du dehors et du dedans deux versants d'un flux en mutuelle et continue reconfiguration. Ce par quoi s'opère un transvasement, une transfusion qui reproduit dans la fabrication de la musique-même le phénomène propre à l'écoute.
Nous écoutons trois musiciens. Pas un trio pour autant, pas tout à fait, plus qu'un trio. S'agissant de ces trois musiciens-là, d'Evan Parker, qui multiplie sa voix et la tresse à elle-même, de Daunik Lazro qui déchire la sienne et sculpte son écorché, de Jean-Marc Foussat qui fait surgir d'une boite toutes celles du monde additionnées d'un chant qu'il diffracte à loisir, chacun pour sa part a tourné à sa façon l'exercice du solo pour qu'il, singulièrement, s'ouvre et se peuple. Un trio, à supposer qu'il soit vraiment ce qu'il est, est toujours davantage que cela. Le tiers, en brisant la relation spéculaire des deux autres, introduit dans toute formation de ce type le point de fuite d'une fonction factorielle. C'est une particularité qui ne se répète pas avec l'accroissement de l'effectif. Mais dans ce trio-ci, la présence en outre aux côtés de deux saxophonistes, d'un manipulateur de sons électroniques, d'échantillons, et d'un dispositif de traitement de la voix en direct, étend considérablement la palette sonore : il fait entrer le dehors. Depuis l'invention dans les années soixante de l'improvisation libre, Evan Parker et Daunik Lazro ont creusé leur sillon, infatigablement, inventé des voies, des sons, des signes, une signature qui ne s'est jamais figée sinon chez leur épigones. Jean-Marc Foussat les a enregistrés, dans un compagnonnage fidèle, attentif, de longues années, jusqu'à identifier sa position de « preneur » de son à celle d'un musicien fantôme parmi eux, néanmoins campé sur le seuil. Lorsque enfin il s'est décidé à le franchir, c'est en s'inventant l'instrument qu'on a dit. Parker s'est confronté ailleurs aux arcs-en-ciel chamarrés de Lawrence Casserley par exemple, il a philosophé avec Marteau rouge, et donc Foussat, mais c'était à quatre ; Lazro s'est plongé dans les ambiances « reportées » de Kristoff K. Roll ; tous deux ont joint leurs tresses et leurs écorchures, en de somptueux canevas, et en trio, mais avec un troisième souffleur, Joe McPhee.Le dehors, c'est d'abord ce qui s'étend au-delà des murs de la cité. Il y a beau temps qu'Evan Parker et Daunik Lazro les ont franchis, mais c'est ici ensemble, dans la disposition singulière que l'on a dite, et c'est une autre affaire. De leurs citadelles ne subsiste plus dans leur dos qu'une silhouette bleue, dans la brume des confins. Ils s'aventurent une fois encore, sur des places de villages, dans l'animation paisible d'un cercle de cases, greffent l'élémentaire à l'organique, suscitent le groupement, l'excitation, esquissent un pas vers l'émeute, bravent le choeur, chevauchent le radeau des mélancolies, s'oublient, se rappellent, renaissent à eux-mêmes, rapportés l'un à l'autre par la noria du dehors alimentée à des sources inépuisables, périodiquement, profondément, sensiblement renouvelées. Du rempart de notre oreille, nous accordons le tympan à ces rumeurs, et dans ses vibrations, c'est nous-mêmes que nous réinventons, désarmés quand nous ne nous savions pas endurcis.
Pistes Audios :
CD1) Inventing Chimaeras - 31'35
CD2) Présent Manifeste - 44'30